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SOIGNER L'AFFECT EN REMODELANT LE CORPS EN MILIEU YAKA

René DEVISCH.

(Cah 7 p 39)

Résumé: Les cultes thérapeutiques chez les Yaka à Kinshasa et dans le sud-ouest du Zaïre réélaborent l'identité du patient et son expérience du corps en marge de la communauté. Je traiterai de la thérapie mbwoolu pour handicapés physiques et déséquilibres humoraux ainsi que pour certaines formes de folie focalisées autour de cauchemars où apparaissent la rivière, les ravins, les rapides, les tourbillons, la foudre. Au départ de l'initiation, le patient reçoit une série de figurines anthropomorphes en guise d'objet transitionnel. Celles-ci expriment une transition graduelle du silure au corps humain adulte, sexué, et, finalement, investi des attributs majeurs de l'adulte. Ces figurines cultuelles mettent en scène la famille: les parents, enfants et serviteurs y compris. Elles offrent un espace potentiel où puissent s'ancrer de multiples identifications, façonnées culturellement. Le patient vit une sorte de contact physique avec ces objets cultuels ou sculptures disposés sur un autel parallèlement à son lit dans la maison de cure. Il les masse, tout comme son propre corps, les vitalise de sa propre force (au moyen de noix de cola mâchées). Après s'être adressé aux sculptures dans une mélopée rythmique quasiment sans paroles, il passe après quelques jours au chant ésotérique, pour finalement parler en son propre nom et nommer les différentes figurines du titre de chef, parent, frère ou soeur, cadet, etc. Les objets cultuels ont donc une fonction essentiellement médiatrice entre l'affectif et le corps, la symbolisation et le langage, parent et enfant, masculin et féminin, esprits et vivants, moi et les autres.

En décantant une conception de l'identité et de la personne en milieux Yaka ruraux et urbains1 et en me bornant aux pratiques thérapeutiques, je ne développe qu'un examen limité, c'est-à-dire une analyse à partir de la marge de la société et portant surtout sur les techniques du corps et sur l'émotion. Il faudrait scruter de plus les processus identitaires qui voient le jour au centre de la société et de la vie publique et en particulier à travers les pratiques de l'éducation et de l'initiation que subissent les jeunes adolescents circoncis, à travers les pratiques politiques (palabre, juridiction, intronisation), ainsi qu'à travers l'imposition ritualisée du nom, les rites du mariage et du deuil. Ces processus mobilisent au grand jour les rôles sociaux, le savoir, le discours d'autorité et le regard propre à la 'super-vision' et cela beaucoup plus que ne le font les cultes thérapeutiques dont je n'analyse ici qu'un seul. Les cultes thérapeutiques re-élaborent les différentes formes de contact, d'enveloppement et d'échange au niveau de la sensorialité et dans un espace-temps concentrique et cyclique visant à ressourcer les valeurs de base, tandis que les processus identitaires au centre de la vie publique visent à émanciper la personne dans un espace-temps vertical et linéaire face à l'instance ancestrale agnatique et à l'intérieur de rapports de pouvoir.

Chez les Yaka on trouve une dizaine de grands cultes ou confréries thérapeutiques (phoongwamooyi) d'envergure plus ou moins égale, qui sont en même temps des cultes de possession (phoongu yakaluka). Ces thérapies se déroulent conformément au modèle des rites de passage conduisant rituellement le malade à mourir à son ancienne condition en vue de renaître dans une nouvelle. Je traiterai du culte mbwoolu. Suite à une fusion avec le groupe opérée par le truchement de vibrations, de rythme, de musicalité et culminant dans la transe-possession, le patient subit une réclusion, allant d'une semaine à plusieurs mois, en présence d'une dizaine ou plus de statuettes ou de figurines déposées sur un lit parallèle au sien. Le jeu de miroir des figurines et du propre corps du patient modélise la gestuelle et la perception sensorielle de ce dernier. Ces figurines acquièrent ainsi une fonction de double que le patient "encorpore" ou inscrit dans son corps ou plus précisément au niveau de l'enveloppe corporelle servant d'interface avec les autres (Csordas 1990; Lock & Scheper-Hughes 1987). A travers une liturgie de la parole qui se développe au rythme de l'initiation, l'initié commence à incorporer2, tout en les décodant quelque peu, bien qu'à son insu, des traces de l'inconscient collectif, ou de l'imaginaire véhiculé par ces figurines et cette liturgie. Ces figurines servent de plus en plus de pôles d'identification spéculaire.

Tout en y associant intimement le patient, les figurines mbwoolu mettent en scène une cosmogonie, et en particulier une évolution phylo- et ontogénétique, portant sur la transition graduelle de la silure à l'être humain accompli, sexué, adulte, fondant famille et générations, investi de rôles sociaux. En manipulant ces objets, en les enduisant de fard rouge avant de s'enduire le corps du même onguent, ainsi qu'en leur adressant une parole rituelle de plus en plus élaborée, le malade incorpore la forme et 'l'in-formation' de ces figures transitionnelles. En même temps, il s'associe au passage phylogénétique de l'imaginaire au symbolique, ainsi que du sensoriel au verbal, tout comme du tactile au figuratif. Aussi s'associe-t-il au passage ontogénétique d'un état fusionnel vers une identité aux contours précis, sexuée, située dans une hiérarchie et une historicité de générations et de rôles. Tel est le thème central par rapport auquel j'exposerai d'abord l'ethnographie du culte.

Il importe encore d'esquisser le statut de la représentation et du discours dans la culture de l'oralité, sans écriture donc, des Yaka. Celle-ci ne semble pas envisager la folie de façon privilégiée sous l'angle du fonctionnement cognitif. Cette culture s'est à peine créée une technologie cognitive de 're-présentation', de distanciation par rapport au vécu du corps et à l'habitus. Dans pareille culture, parler relève autant de l'ordre de la jouissance que du 'bricolage créateur' (dans l'acceptation lévi-straussienne du terme) de sens à partir des moyens du bord. Les patriarches familiaux, au début de leur assemblée, définissent l'art de la palabre en disant: "nous sommes là pour produire en parole les choses, la nouvelle réalité sociale". Dans la culture orale, c'est dans le dire même que les choses se font et elles ne se font pour rien d'autre: parler, c'est faire. Parler y a donc sa finalité propre, alors que dans la culture de l'écrit, parler —tout comme l'écrit lui-même— est très souvent de l'ordre instrumental: la parole exprime une information, un point de vue. A la différence des cultures de l'écrit, l'oralité ne conduit guère à la 'représentation', c'est-à-dire à intercaler entre le vécu et le dire une espèce de projet, d'intention, de scénario pour une re-présentation objective. De plus, c'est la modalité du dire —qui parle à qui, quand, sous quelle modalité, selon quel ordre de priorité— plutôt que l'information objective qui compte et, au besoin, fait l'objet de sanction. La parole tisse un champ de vie, plutôt qu'un échange d'informations. Une parole inopportune, offensive, trop excitée, en colère, est un symptôme de folie. Pendant qu'ils sont engagés dans leurs besognes pratiques de vannerie ou de construction d'une hutte et, en particulier, à la chasse ou en en rapportant leurs exploits, les hommes ne s'expliquent guère dans des représentations référentielles. En outre, dans le contexte des cultes thérapeutiques, la parole est très symbolique et d'un genre fixe. Tout comme les thérapies traditionnelles n'accordent qu'une place bien limitée à la parole, qui d'ailleurs dans le rite est très codifiée, le patient est réticent à verbaliser son vécu dans des représentations référentielles. A peine quinze jours après la thérapie, le thérapeute se trouvant ainsi hors contexte et hors pratique est incapable d'expliquer ce qu'il a fait; il lui faut soit revenir sur les lieux, soit refaire certains gestes et reproduire quelque peu l'ambiance du rite avant d'être à même d'en livrer des détails. Dans la thérapie, ce n'est ni la représentation, ni la narration qui prédomine, mais l'entrelacement de la pratique, du sens, de l'imaginaire et de l'énergie pulsionnelle, c'est-à-dire de 'l'interanimation' entre corps, groupe et monde.

L'identité faite de noeuds et de tissage

A en considérer les métaphores de base, devenir une personne (wuka muutu), c'est entrer dans un jeu de tissages multiples d'ordre sensoriel, sexuel et verbal. C'est nouer des échanges transmetteurs de vie, d'émotion, de forces, de savoir et cela essentiellement entre parents agnatiques et utérins, entre les vivants et les ancêtres, entre les êtres humains et les esprits de l'eau et de la forêt, entre les hommes et la nature. Paradoxalement, le centre de gravité de la personne ne se constitue pas à partir de l'individu et de son for intérieur, mais essentiellement dans la pratique de l'échange et de 'l'interanimation'. Le centre de gravité d'un individu (muutu) est situé au niveau de la peau avec ses capacités de contact sensoriel et sexuel, c'est-à-dire à l'interface (luutu) d'échange avec les autres et le monde. Devient une personne, celui qui remporte du succès à la chasse, qui excelle dans la reproduction physique et sociale du groupe, dont l'attrait dans la rencontre, ainsi que le savoir et la parole d'autorité nouent, relient et stimulent. Devenir une personne, c'est être connecté, relié, noué dans et avec ces champs de reproduction et d'échange multiples qui donnent forme à l'univers Yaka. La culture Yaka conçoit pareille réciprocité comme un tissage très vital de noeuds ou d'articulations dans et entre les champs du corps, de la famille et du monde. Plus l'individu entre dans des champs relationnels multiples, plus il se constitue une identité connue de beaucoup, plus leurs regards et leurs paroles le renvoient à lui-même et le raffermissent dans son identité évoluant de sociocentrique à égocentrique. L'identité Yaka a une structure d'enveloppe et de lien, c'est-à-dire de noeud (biinda), de tissage à couches superposées. La perspective occidentale situant l'identité dans le noyau issu d'internalisation, d'introjection et d'identification projective, ne convient pas adéquatement à la perspective Yaka.

Tout ce qui nuit à la vie est conçu en termes de vol ou de sorcellerie, thèmes servant d'ailleurs à conceptualiser l'origine et la nature de nombreuses maladies. L'effet d'un vol, d'un ensorcellement, et aussi d'une maladie est associé à un noeud soit trop serré, soit délié. La maladie, tout comme la marque de folie, sont conçus soit comme un tortillon (yibiinda,biindama) ou un lacet qui bloque les liens vitaux (-loka), soit comme un noeud dénoué, un entrelacs embrouillé (-zekwala, -bokula) qui défait l'échange entre le corps, le groupe et le monde. La maladie est considérée soit comme une torsion, comme ce qui obstrue, enferme, enlace, soit comme une intempérance (-lawuka, fiimbu, bingwanya, mbuundu kuthunduka), une dissolution (-sya bwahika, -zeengumuna, buyula, yilawu, lawuka), une effusion (n-luta, mbeembi). L'endeuillé est un être dénudé de sa 'peau sociale', détaché de ses rôles, et courant le risque de s'évider. La maladie est aussi envisagée comme une inversion du mouvement normalisé des transactions par les orifices du corps (par exemple, vomissement, éjaculation en dehors du coït, fellatio, flatuosités pendant le repas). Toute perturbation grave dans l'échange normalisé par la culture peut être symptôme de folie, par exemple, lorsque la frontière du corps est mise en cause ou s'efface par l'effet de 'boulimie' orale ou sexuelle, ou se clôt sur lui-même ("lorsque le coeur s'enferme comme une pâte de manioc emballotée"). Une confusion chaotisante (mbeembi), évocatrice de la folie, peut résulter d'une intrusion par le sexuel ou par l'anal dans la sphère de l'alimentation. Des allusions sexuelles pendant la préparation ou la consommation du repas en famille, le fait de cuisiner lors de la menstruation, des attitudes et gestes obscènes sont d'autant plus polluants et pathologiques lorsqu'ils ont lieu dans les zones de transition même. L'adultère dans la maison conjugale, déposer des excréments dans l'entrée d'une maison (espace maternel), tout comme l'acte obscène à cet endroit (surtout de la part d'un homme qui, par exemple, y exhibe le derrière dénudé) signifient une irruption de l'en-deçà du social, à pouvoir redoutable, chaotisant: ce sont des actes d'un individu dépossédé de lui-même, hors de lui-même, ensorcelé, psychotique.

De nombreuses métaphores relatives au noeud, à l'action de nouer, d'entrelacer, de tisser, sont à la base de bien des thérapies et de rituels Yaka visant à intensifier la vie, la fécondité, le bien-être du groupe. Ainsi, par exemple, une thérapie s'achève normalement par le fait de renouer les rapports conjugaux, appelé "incitation mutuelle à s'entrelacer les jambes" (-biindasana maalu)3.

Les cultes ou les confréries de guérison

Les cultes de guérison visent au retissage de cette interanimation entre corps, groupe et monde. Ces cultes font partie de traditions translignagères et interrégionales dans l'aire culturelle bantoue (Balandier 1965, Buakasa 1973, Janzen 1978, 1982, 1992; Lima 1971, Turner 1968, Van Wing 1959, Yoder 1972). Certains cultes se sont répandus du Cameroun, à travers le Congo, l'Ouest du Zaïre et l'Angola jusqu'en Namibie; d'autres à travers la République Centrafricaine, le Kenya, l'Est du Zaïre, la Tanzanie, la Zambie jusqu'en Botswana.

En pays Yaka, à côté des nombreuses préparations médicinales, de certains savoir-faire curatifs et des secours en vue d'une réconciliation ou d'une purification, on trouve une dizaine de cultes interrégionaux de guérison (Devisch 1984: 80-2, 1993).

a) Le culte et la cure mbwoolu (Bourgeois 1978-79, De Beir 1975, Huber 1956, Vorbicler 1957) s'adressent principalement à un ensemble de symptômes "de manque de forme", aux "personnes insuffisamment formées". Mbwoolu s'adresse tout d'abord aux handicapés physiques, aux enfants qui à l'âge approprié "ne parviennent pas à ramper et par la suite à se tenir debout" (la position debout étant perçue comme un attribut humain de base). En second lieu, le culte mbwoolu est invoqué pour des déséquilibres humoraux graves des substances liquides et sèches du corps: maladie du sommeil, amaigrissement exceptionnel surtout dans le cas des femmes —pour qui un certain embonpoint et les formes arrondies constituent un idéal— et/ou une diarrhée chronique mêlée de sang, une toux chronique avec crachats. En troisième lieu, le culte traite également des patients qui souffrent d'une grave "implosion", c'est-à-dire ceux qui ont perdu toute considération de soi et ont le sentiment de vivre en dehors d'eux-mêmes. Ils sombrent sous l'effet d'insomnies fréquentes, d'asthénie, d'amnésie généralisée accompagnée de raideur ou de douleur dans les articulations, des troubles de mémoire, un état de tristesse, une impuissance sexuelle, voire des palpitations ou des sueurs. Mbwoolu soigne aussi des délires ou des hallucinations où l'onirisme de l'eau est fréquent: le malade a des cauchemars terrifiants dans lesquels apparaissent la rivière, "l'Homme blanc" (c'est-à-dire, le colonisateur "venu de l'autre côté de l'océan"), les ravins, les rapides ou les tourbillons. Dans le rêve, le sujet se voit emporté dans une pirogue qui se renverse et se trouve englouti, ou bien il rencontre des serpents ou il se voit échapper tout juste à la foudre qui frappe. Mbwoolu est très populaire: le culte se rencontre dans presque chaque village et chez nombre de ceux qui ont émigré vers Kinshasa.

b) Khita comprend le traitement initiatique de troubles gynécologiques (tels qu'absence ou excès de flux menstruel, stérilité, décès répété des nourrissons nés de la même mère). Khita sert également à soigner l'avortement accidentel, la naissance d'un enfant mort-né, certains handicapés physiques, albinos, nains et jumeaux (Devisch 1984).

c) Ngoombu constitue un autre culte de possession. On y traite des états neurasthéniques, obsessionnels et/ou hystériformes avec des troubles de mémoire, une incapacité de tout travail, un état de tristesse, des accès d'anxiété et des fugues, des phobies face au feu, à certains animaux et à l'espace de transition (la porte, les frontières du village, la cime d'un arbre ou le faîte d'un toît). Ces états manifestent à un homme ou à une femme sa vocation de médium ou de devin (Devisch 1985).

d) Plusieurs autres cultes, tels que khosi, mbaambi, haamba et n-luwa, offrent des soins en cas de délires et de conduites névrotiques de types divers. Plus que les autres cultes de possession, ils sont invoqués pour la malédiction ou pour la vengeance extrahumaine.

Le contexte familial

Environ 400.000 Yaka habitent les steppes boisées et les savanes légèrement arborisées du Kwaango (d'une superficie égale à la Belgique) le long de la frontière angolaise. Les femmes y pratiquent une agriculture de subsistance, alors que la chasse est pour l'homme l'activité productrice des plus prisées. La population Yaka à Kinshasa est estimée à quelque 300.000. Les Yaka sont réputés pour leur art et leurs savoirs thérapeutiques. L'identité sociale, le statut et les privilèges sociaux sont transmis par la voie des pères, c'est-à-dire par filiation patrilinéaire. En même temps, les Yaka reconnaissent une descendance utérine à partir de la source de la vie physique située au niveau de l'arrière-grand-mère: c'est la voie de transmission et de rénovation cyclique de la vie et de la santé physiques, des traits héréditaires et de certaines maladies véhiculées par le sang ainsi que des capacités de clairvoyance et de guérison. A la mort, les traits personnels de l'individu et le flux vital auquel il a participé sont ramenés et recyclés auprès de cette source utérine (Devisch 1979).

LA CURE MBWOOLU: UNE LECTURE SEQUENTIELLE ET SEMANTIQUE

L'intervention mbwoolu compte sept séquences dont entre autres celles du rite de passage. La cure nous indique quelques repères à partir desquels la société organise autant certaines formes de folie que leur traitement (Corin & Bibeau 1975).

Séquence 1: Le diagnostic étiologique et l'arrivée sur scène de l'oncle maternel et du thérapeute.

Tout comme les Yaka considèrent la santé comme une qualité dans les rapports de famille, c'est de la même façon que la maladie est vue comme un problème entre consanguins. Les déformations physiques, l'altération de la santé, tout comme la folie sont définies par les responsables familiaux pour voir si elles entravent l'individu dans l'accomplissement de ses tâches quotidiennes. L'oncle, le mari ou le père et éventuellement d'autres parents examinent l'histoire familiale et les rapports d'autorité et de force au sein de la parenté susceptibles soit d'avoir causé la maladie soit d'être perturbés par celle-ci. En cas de maladie grave ou chronique dans la famille, les responsables familiaux consultent le devin médiumnique pour qu'il scrute l'origine et le sens de cette maladie dans le roman familial (Devisch 1991). Cette entreprise est paradoxale: c'est la tâche du devin de situer l'origine de l'affliction du client dans un champ de forces extrahumaines, notamment dans le champ de la sorcellerie et des esprits, tout en dévoilant en même temps la complicité et les effets désastreux dans le réseau familial. Comme préliminaire à une thérapie impliquant la famille, le devin-diagnosticien dévoile dans le roman familial une économie "de luttes, de dettes et de vengeances, dites de la nuit", c'est-à-dire des sorcelleries et des malédictions principalement entre cousins et cousines, entre oncles et neveux ou nièces, entre alliés et plus rarement entre époux, ou entre parents et enfants. Il dévoile combien cet entrelacs de forces étouffe ou délie les réseaux utérins transmetteurs de la vie venant de la source mère, c'est-à-dire de l'arrière-grand-mère. C'est sur base de l'oracle que naît un consensus concernant le culte à organiser et le thérapeute à contacter.

Avant de confier le patient à un thérapeute mbwoolu, le groupe familial fait venir l'oncle maternel du malade. Dans la position de celui qui a donné sa soeur en mariage, face aux enfants de celle-ci, l'oncle unit en sa personne les rapports de filiation entre générations, ainsi que le lien entre frère et soeur. Après avoir liquidé les tensions et réglé les problèmes dans le groupe du malade, les responsables familiaux paient l'oncle pour qu'il écarte les obstacles, c'est-à-dire les noeuds bouclés, coupés ou déliés (malédiction, dettes, ensorcellements, paroles maléfiques) dans la transmission utérine de la vie. La maladie témoigne de pareilles entraves. La cure spécialisée débute à partir du moment où l'oncle confie publiquement le patient au thérapeute. La communauté villageoise ou locale se réunit autour de la maison de réclusion aux abords du village, afin de s'associer à la mort et à la renaissance rituelle du patient.

Entretemps, un thérapeute, dûment choisi hors du cercle des proches parents, a été invité. Le thérapeute ne soigne que la maladie dont lui-même ou bien sa mère enceinte de lui a été guéri suite à une cure. A son arrivée sur les lieux de la cure, le thérapeute entre en transe ou presque en manifestant les symptômes paroxystiques à l'origine de sa cure initiatique. Il offre ainsi au patient un modèle concret des symptômes et de la cure. Pour le temps de la cure, le thérapeute assure la fonction transitionnelle et émancipatoire d'oncle maternel du patient, litt. "mère mâle, épouse mâle, source mâle" (Devisch 1990). Tout comme l'oncle, le thérapeute intègre une identité androgynique. Dans sa fonction maternante, le thérapeute représente à la fois la génitrice du patient et le groupe qui a cédé celle-ci en mariage. Il offre ainsi au patient un modèle d'identification individuant et assume le désir de symbiose avec la source utérine de vie que vit le patient. Le rapport qu'il établit avec son patient est ludique et intime, comme, par exemple, dans le jeu d'attouchements et dans le massage.

Mais en même temps, le thérapeute fait valoir sa fonction virile et paternante, à savoir sa compétence professionnelle. Il évoque la normativité devant protéger la vie transmise en ligne utérine, ainsi que la loi et la sanction à l'égard des transgressions. Pour en témoigner, il tient dans la main droite son principal insigne, sa pharmacopée témoignant de son savoir initiatique et de ses prérogatives. Le thérapeute entreprend la cure comme représentant d'une ancienne tradition thérapeutique et d'un culte sacré de guérison. Dans cette fonction, et grâce aussi à sa clairvoyance, il est à même d'offrir une protection et une certaine garantie pour l'avenir, à l'abri des caprices de l'infortune et du mal.

Séquence 2: L'installation de la maison initiatique.

L'activité du thérapeute a lieu autour et dans la maison de réclusion, luumbu: c'est soit l'habitation même du patient, soit une maison transformée ou construite spécialement à cette fin. En présence de l'oncle et de la famille du patient, le thérapeute commence à "démarquer et délimiter" (-siinda), ainsi qu'à "protéger" (-sidika) l'espace du rite contre les sorciers et les influences maléfiques. Puis, au cours de cette même matinée qui débouche sur l'initiation, le thérapeute creuse "le puits mbwoolu" (mawulu mambwoolu; myeewu). C'est un puits carré de 1,20 à 1,50 m de largeur et de 1,20 m environ de profondeur, et cela à proximité de la paroi est de la maison. Une clôture de palmes en forme de cercle ou de rectangle, reliée aux parois de la maison du rite, cache le puits aux regards. Puis le thérapeute se met à creuser quatre niches, litt. "des bouches" (n-nwa), dans les quatre parois du puits au niveau de la base. Dans chaque cavité et à l'aide de végétation riveraine, il cache une statuette fraîchement taillée. Une grande statuette est couchée au centre du puits et servira de trépied au patient reclus dans le puits. Des protections rituelles sous forme de pièges, d'armes et de barrages symboliques sont installées au niveau de l'entrée, des murs et du toit de la maison de réclusion, ainsi que du lit. Des lianes sont tressées de façon perpendiculaire autour de la maison comme pour la transformer en un ballot mortuaire, c'est-à-dire à la façon dont le cadavre enveloppé de multiples draps mortuaires se trouve emmailloté de lianes.

Séquence 3: Le passage des initiés dans l'eau.

L'initiation proprement dite débute seulement au cours de l'après-midi lorsque "le soleil commence à préparer du fard rouge" (taangwa budisika khula), c'est-à-dire aux environs de 16.30 - 17 h. Tous les participants se réunissent à l'entrée de la maison de réclusion, à savoir:

- le thérapeute lui-même, connu sous le nom rituel de n-luula ou de pfumu n-luula

- le patient connu comme n-twa phoongu, littéralement: "la tête ou le visage du culte"

- le mari ou bien la mère du patient en tant que responsable de l'affligé: n-kwambeefu

- le chef du lignage transmetteur du culte: n-kwaphoongu ou pfumwaphoongu

- un jeune enfant du même sexe que le patient : il est le compagnon-serviteur de l'initié.

De nombreux membres de la parenté et du voisinage, ainsi que d'anciens initiés se joignent aux initiandi. Ils ne tarderont pas à entamer les chants initiatiques dont certains sont communs à plusieurs cultes (De Beir 1975: 56 sv.; Devisch 1984: 105 sv.; 1993).

Le patient descend dans le puits; le chef du lignage transmetteur du culte ou la mère et le serviteur se joignent parfois à lui. Chacun d'eux s'accroupit, le visage tourné vers une niche abritant une statuette. Alors le thérapeute, parlant à la première personne, lance une conjuration pour la protection des initiés. Ensuite, il entame les chants incantatoires au rythme produit en frottant d'une latte un instrument de bambou denté, alors que l'assemblée reprend ses refrains. Vers la tombée de la nuit, le thérapeute verse de l'eau sur les initiés dans le puits. De nombreuses cruches ont été apportées le matin par les femmes de la parenté ou du voisinage. Le thérapeute vise à "remplir le puits d'eau, ou litt. à le féconder d'eau" (-bukwala maamba) de sorte que l'infortune qui habite le corps des initiés puisse s'écouler sur les figurines en bas du puits. Le "bain cultuel" (buka dyaphoongu) s'achève lorsque les figurines commencent à flotter dans l'eau et que les initiés sont complètement trempés. Alors le puits est couvert d'un linge blanc. Cette eau abondamment déversée sur les corps des initiés, ainsi que les incantations occasionnent chez les initiés, et particulièrement chez le patient, des frémissements et des convulsions menant à la transe-possession.

Séquence 4: La réclusion du patient.

Lorsque la nuit est tombée, à l'heure de se coucher, c'est-à-dire vers 21 h., le thérapeute, tout en chantant, aide les initiés à sortir du puits. Il les fait entrer en réclusion dans la maison initiatique où il les invite à "se mettre au repos, à dormir" (-niimba) sur le lit érigé dans la maison, afin de "subir la mutation initiatique" (-buusa khita). On dit que les figurines dans le puits subissent solidairement une même réclusion-mutation. Cette phase initiale atteint son apogée soit le lendemain matin, soit après trois nuits (yitatu), lorsque les figurines sont intronisées dans leur fonction transitionnelle.

Le lit sur lequel le patient se tient couché et cela, en principe, pendant toute la durée de la réclusion, est fait de bois de parasolier (n-seenga: Musanga cecropioides, Moraceae) et de plantes de rivière (plus particulièrement mangangatsaanga: Selaginella scandens, Pteridophyta). Dans l'imaginaire populaire, le parasolier figure comme l'arbre qui avant tous les autres repousse en jachère et atteint sa haute taille en quelque trois ans. Le feuillage ne se développe qu'en haut du tronc lisse. D'autres articles symboliques figurant dans la maison de réclusion peuvent référer soit à certains êtres préhumains censés habiter l'eau et la forêt (notamment les bisiimbi, figurés par des pierres de rivière érodées), soit à l'origine du couple humain, aux héros civilisateurs et à la domestication du feu.

Séquence 5: "Capturer l'anomalie".

Au terme de la réclusion initiale dite "de trois jours", le thérapeute conduit les initiés vers une rivière proche où ils subissent un test. Ils sont conduits dans l'eau et invités "à manger les choses de l'étang" (-diila mayaanga) en se transformant eux-mêmes en quelque sorte en prédateurs, en poissons rapaces. Puis, ils rentrent à la maison de réclusion où le thérapeute "colore le visage" (-sona yiluundzi) comme pour montrer que l'initié a acquis une nouvelle identité. Les patients peuvent alors quitter les lieux et se mouvoir à travers le village, au pas de danse, passant d'une maison à l'autre "pour collecter des dons" (-seenda, n-seendu). En effet, les villageois leur font de menus dons de monnaie ou de produits agricoles. Alors que la maladie de l'initié est très souvent mise en rapport avec un vol de biens agricoles et avec une malédiction subséquente, ce don neutralise en quelque sorte la valence maléfique que ces produits auraient pu avoir; de plus, ces dons procurent à la patiente de quoi remplir ses tâches ménagères. La procédure signifie aussi au public une réinsertion du patient dans un rôle domestique et social.

Ce soir-là, un genre de procédure juridique a lieu durant laquelle "l'origine de la maladie est dénoncée" (-fuundila fula). Par le biais de cette inculpation, l'infortune est retournée contre elle-même afin que le malade recouvre la santé. Les pharmacopées tant du thérapeute que de l'initié, dans lesquelles se trouvent quelques prélèvements des produits agricoles offerts au patient en guise de don par les voisins au cours de l'après-midi, se trouvent attachées à une figurine torse, appelée mbwandzadi (litt. "chien-de-la-rivière") et à laquelle est liée une poule. Le patient, le mari ou bien la mère du patient, l'oncle, le chef du lignage transmetteur du culte et le thérapeute, tous frottent la pharmacopée contre le sol dans un mouvement de va-et-vient comme pour broyer les ingrédients, et ensuite, accélérant le rythme, simulent une lutte comme pour maîtriser la figurine torse au rythme de chants, tels que celui-ci:

Yilaala, eh eh maama. (bis)

Yilaala, batoka mbaka, luwakya. (bis)

Yilaala, kutsaangwa pheni, luwakya. (bis)

Je suis sur le point de m'évanouir (c'est-à-dire, en train de copuler), oh mère.

Je suis sur le point de m'évanouir; on est en train de pilonner un produit ichtyotoxique, le perçois-tu?

Je suis sur le point de m'évanouir, à l'entrée vaginale, le perçois-tu?

Un autre chant parcourt, à la manière d'un examen de conscience collectif, l'ensemble des relations sociales et les abus possibles. Le chant incite -à la deuxième personne du singulier- le malade à dévoiler et à dénoncer le mal: "Dénonce le vol du chat sauvage (et tout autre méfait) commis par l'Ancêtre maternel malfaiteur..." (Devisch 1984: 113-4). Le passé du patient et ses problèmes sont reflétés dans ces dénonciations d'abus possibles. Lorsque le chant évoque ce qui pourrait ressembler à l'origine de l'infortune du patient, celui-ci fait une bouffée délirante, une transe-possession. Ayant alors pu s'approprier la statuette torse, haletant et d'une voix rauque le patient "laisse jaillir l'écume de sa maladie en fermentation" (-taaka mafula). Concrètement il dénonce le tort ou la transgression dont il est victime. La figure symbolise autant "l'origine de sa maladie" (appelée fula), son invalidité, mais aussi l'inversion homéopathique du mal contre lui-même autodestructivement en signe de réhabilitation, de remède, de bonne fortune.

Le reste de la nuit, le thérapeute enseigne au patient, principalement par le biais des chants, les multiples prohibitions qu'il aura à observer pour le reste de sa vie, ainsi que l'usage curatif de plantes. Le lendemain, le thérapeute remplit le puits et intronise les figurines en les installant sur l'autel cultuel.

Séquence 6: la cuisson des figurines cultuelles.

L'investiture des figurines mbwoolu fraîchement sculptées, autant que la cure que subit le patient, est comparée au processus transformatif de la cuisson (-laamba biteki), et plus implicitement à une gestation. Le patient, d'invalide ou d'incomplet qu'il était, subit une gestation et une re-création telle qu'elle est préfigurée ou exemplifiée par les figurines. En signe de leur incubation-gestation, les figurines "dorment" (-niimba) la tête en bas dans une terrine couverte d'un drap blanc et contenant un mélange de plantes riveraines et ichtyotoxiques. Cette concoction toxique évoque la mise à mort des agents aquatiques maléfiques, notamment les esprits mbwoolu, dans leur valence négative, cause de la maladie du patient ou de son handicap. Sous forme d'incantation, le thérapeute fait une conjuration pressante "en vue de déraciner le mal" et "de le retourner autodestructivement contre lui-même" (-kaya).

En revenant de la rivière où les initiés ont pris un bain, le thérapeute oint les initiés et les figurines à l'aide de la mixture prélevée de la terrine zawa dans laquelle baignent les figurines, ainsi qu'à l'aide de fard rouge fait d'huile de palme et de râpures de l'arbre khula, ou bien d'argile muundu. Il "applique des crachats" (-seengula) de noix de kola ou d'essences aphrodisiaques (tseengwa) sur les parties du corps des initiés censées être le siège d'une grande vitalité: le front, les tempes, le coeur, les clavicules, la région des reins. Le responsable lignager du culte applique, à son tour, des crachats de kola sur les figurines mbwoolu. Alors les initiés sont invités à s'asseoir ensemble sur une natte étendue près de la maison de réclusion, et à proximité de la canne rituelle et des figurines.

A ce moment-là le thérapeute "sacrifie une poule" (yimenga kyafuula kuphoongu); c'est la poule offerte par le responsable lignager du culte mbwoolu, qui, la veille, fut attachée à la pharmacopée au cours de la dénonciation ritualisée du mal mis en défaite. Il casse les pattes de la poule et tourne celle-ci autour des jambes, des bras et de la tête du patient. Après avoir déchiré son bec, le thérapeute tue la poule à l'aide de ses dents. Cette façon de tuer la volaille évoque la manière dont tant les animaux que les poissons rapaces saisissent et dévorent leur proie. Il asperge du sang de la poule sur les jambes et le corps des initiés, et ensuite sur les figurines, la pharmacopée et le puits. En même temps, il met les malfaiteurs en garde, sous forme de conjuration: "Buvez le sang de la poule, abstenez-vous de sang humain". En tournant la poule en spirale autour du corps de l'initié, le thérapeute vise à "désenlacer" (-biindulula) le corps du patient de tout ce qui l'entrave ou le handicape. La servante Matsaayi prépare ensuite cette poule pour un repas sacrificiel en famille. Le sacrifice et le repas sacrificiel visent non seulement à inverser le mal et sa cause de façon homéopathique, mais aussi à "édifier" (-tsaatsila) la relation entre le patient et sa famille. L'initié conservera dans sa pharmacopée un des grands os de la poule sacrificielle. Des membres de la famille y ont recours afin de "causer la malchance" (-beembula; mbeembi) à leurs mauvais rêves ou à la maladie dont ils sont victimes. En se frottant le talon à l'aide de cet os, on vise "à disperser l'infortune dans l'anonymat" (beembula; mbeembi). Ceux qui se sont ainsi adressés à l'initié de leur parenté, porteront aussi une figurine mbwoolu miniature prélevée, elle aussi, sur son autel.

Séquence 7: De la réclusion à l'intégration.

Au terme du repas sacrificiel, les initiés rentrent en réclusion. Ils doivent observer un certain nombre de prohibitions alimentaires et comportementales. La diète y est plus frugale et la consommation plus sobre que dans la vie quotidienne. La relaxation y est de règle et toutes les activités productrices au profit de tiers sont suspendues. Des matinées entières, accroupi et plié en double —et s'il le veut au rythme de ses chants— le patient prépare du fard rouge en frottant un morceau de bois khula sur une pierre rugueuse et en y mélangeant de l'huile de palme. Ensuite, à l'aide de ce fard, le patient oint les figurines et s'oint le corps plusieurs fois par jour. L'initié doit se couvrir d'un tissu blanc si exceptionnellement il quitte la maison de réclusion durant la journée.

Les figurines mbwoolu forment un autel: elles se trouvent déposées sur un lit fait de bois de parasolier, placé à côté de celui du patient. La réclusion peut durer d'une semaine jusqu'à plusieurs mois, en fonction de la convalescence ou du temps requis pour produire l'honoraire du thérapeute. Durant la nuit qui met fin à la réclusion, les initiés, le thérapeute et les responsables familiaux veillent et chantent la nuit durant en vue de dénoncer à nouveau l'origine de la maladie, de la capturer en la retournant autodestructivement contre elle-même. Ces chants font entrer l'initié une fois de plus en transe. Au cours de cette nuit, le thérapeute initie la patiente à "l'art de guérison" (buti; luphati) et tout particulièrement à l'usage des herbes médicinales. Le matin, l'initié va prendre un bain rituel à la rivière.

L'intervention thérapeutique n'est pas achevée tant que le thérapeute n'a pas autorisé le patient à renouer ses rapports conjugaux et parentaux. A cette fin, il met fin au rapport avunculaire et donc vital qu'il entretenait avec son patient et s'en tient désormais à la relation de donneur de femme, c'est-à-dire que le thérapeute se maintient dans le rôle de celui qui a donné le patient en mariage à l'esprit et tient à recevoir sa part de bénéfices que l'initié tirera de sa guérison ou plus précisément de son initiation. Le patient, émancipé de la sorte, est autorisé à renouer pleinement avec la vie conjugale et les différents groupes. L'initiation a néanmoins conduit à une consécration ou dévotion durable au culte mbwoolu désormais centré autour de l'autel des figurines et impliquant certains interdits, principalement d'ordre alimentaire, et un code de contacts sociaux.

L'initié est complètement investi (yiyaalu) dans le culte mbwoolu après que le responsable lignager du culte a circonscrit l'initié à l'intérieur de ses propres limites corporelles: il "revêt l'initié de bracelets en cuivre en prévention de rechutes ou d'agressions (-viika n-tsunga myavila-vila), ou encore d'un anneau tressé en fibres et porté aux chevilles. La danse et les chants terminent l'initiation.

ESPACE TRANSITIONNEL, THERAPIE ET ONTOGENESE

UNE EXPLORATION PSYCHODYNAMIQUE

Examinant le pôle de l'individu et la façon dont il est conduit à participer au rituel, il apparaît combien la thérapie mbwoolu a une fonction transitionnelle et est étonnamment paradoxale et transgressive. Mbwoolu s'adresse à un ensemble de symptômes relativement spécifiques de 'manque de forme', dont entre autres la folie, codés en termes d'une logique humorale et d'une image surtout spatiale du corps. Les syndromes qui font l'objet des autres cultes sont aussi spécifiés en cette même logique humorale, à travers cette attention portée aux frontières du corps et à ses transactions orificielles. Outre cette attention portée au corps et le recours aux multiples techniques du corps, chaque culte met en jeu et manipule l'imaginaire, et bien sûr toute une dynamique de groupe. Chaque initiation à pareil culte se déroule dans une ambiance où se chevauchent le ludique et le sérieux, le licencieux et l'appel à la norme. Le culte thérapeutique met en avant la pulsion, la poussée existentielle enracinée dans le corps, plutôt que la représentation ou la réflexion. Ces zones se trouvent mobilisées à travers le rythme, la gestuelle et les thèmes des danses, l'équipement de la maison du rite, les prières, les massages et bien d'autres activités. Ainsi se trouvent conviés des fonctions, des qualités et des champs transitionnels d'ordre libidineux et subjectif auxquels se nouent des logiques sociales et éthiques. En effet, chaque culte puise son inspiration et son élan dans l'univers de l'imaginaire très vital, non domestiqué et énergétique que la culture Yaka relègue du côté des fantasmes collectifs relatifs à la nuit, à la forêt et aux esprits de l'eau, à l'agonie, à la communion orgasmique, à la gestation, à la parturition, à la fusion mère-nourrisson, ainsi qu'à la transe-possession. Ces sources d'énergies non domestiquées auprès desquelles le sujet puise, constituent l'idiome propre à la culture Yaka pour parler des zones de l'inconscient ou plutôt de l'imaginaire, et pour dire combien le moi advient "comme une scène sur laquelle opère une pantomime réglée ailleurs, sur une Autre scène" (Florence 1987: 155). C'est comme si le rituel promouvait une telle excursion imaginaire et transgressive en vue d'un ressourcement, mais aussi d'une re-découverte, d'une randonnée avec des expériences intra-utérines et de la prime-enfance. Parallèlement, la thérapie vise à (re-)nouer avec les normes et les attributs du monde externe, à savoir de la société établie et de l'âge adulte. Le thérapeute vise donc à promouvoir l'imaginaire collectif en ordre symbolique et en pratiques contrôlables, et cela en articulant encore davantage la frontière entre la vie et la mort, le plaisir et le déplaisir. Afin de pouvoir le manipuler, il projette l'ordre du temps —le temps des ancêtres prélignagers et de la filiation utérine— dans l'espace commun du rite: le temps des origines, ainsi que le passé matrilinéaire et du groupe coexistent dans l'espace de la scène rituelle, l'ancêtre et les esprits sont là, le début de la société et l'origine généalogique du patient s'inscrivent dans la scène du rite.

Du silure à l'être humain, de la phylogenèse à l'ontogenèse.

Mbwoolu situe métaphoriquement le développement de l'homme dans le prolongement de celui du silure, connu aussi sous le nom de poisson-chat. Tant les initiés que les textes et les chants rituels (De Beir 1975: 48, 57, 62, 67) affirment explicitement que "mbwoolu s'origine dans l'eau": Mbwoolu kena phoongwa maamba.

Dans le langage ésotérique du culte mbwoolu et particulièrement dans ses chants, la maladie ou l'anomalie du patient est comparée à "une branche d'arbre enfouie dans la vase et empêchant les bateliers (rameurs) de passer" (kuka dyandzadi n-koonda babaangu), ou encore à "une pirogue qui chavire ou est à la dérive" (mbaangu watika), alors que le thérapeute est comparé à un passeur. C'est ainsi que l'autel mbwoolu comprend d'habitude une pirogue avec rame ou pagaie en miniature. Si un initié continue même plusieurs années après l'initiation à avoir des cauchemars mbwoolu, avec des scènes de rivières ou de serpents engloutissants, il peut prier son maître initiateur d'installer "un autel miniature avec figurines près d'une source d'eau" (luumbu lwa kutho n-koku).

Il est possible de repérer les modèles latents d'identification tant pour la maladie que pour la cure, à partir des prohibitions linguistiques et alimentaires imposées à l'initié. C'est surtout le cas lorsque la personne entre dans une transe à caractère psychotique, à l'écoute ou à la vue de l'animal prohibé et identificatoire en question. Pour les initiés mbwoolu ces prohibitions se rapportent principalement au sous-ordre des silures ou des poissons-chats d'eau douce (Cypriniformes, Siluroidei ou bien Percoidei), en particulier leembwa (Chrysichtys cranchii) et ngaandzi (poisson électrique: Malopterurus electricus).

Le silure constitue une métaphore de base dans le culte mbwoolu, et inspire la forme des statuettes tordues et du stridulateur (kwaanga), fait d'une latte de bambou avec entailles, à l'aide duquel le thérapeute et plus tard l'initié imite le son du silure. Le silure constitue un modèle d'identification, majeur mais latent, pour le patient cherchant à se délivrer de son handicap physique (troubles de croissance, raideur, impuissance sexuelle) ainsi que de ses troubles de la parole et autres troubles mentaux. Les silures offrent un nombre considérable d'attributs à caractère humain: ils respirent l'air, d�tectent et émettent des sons, ont une bouche du côté ventral, sont sans écailles, ont une armure squelettique qui, en grandissant, devient de plus en plus visible; ils sont des prédateurs omnivores, protègent leurs oeufs et sont même capables de sortir de l'eau. On dit que cette armure leur donne une "force érectile" (khoondzu). Elle leur sert de protection contre les autres prédateurs et garde sa forme même après dessication, attributs qui en font une métaphore transformatrice dans le traitement de l'impuissance et du manque d'érection.

Les silures ont l'habitude de construire leur nid dans la vase et de cacher leurs oeufs sous des feuilles. (Qu'on se rappelle que les figurines dans le puits initiatique sont aussi couvertes de végétation riveraine avant que le patient n'y descende.) Au cours de la nuit, il arrive que les silures quittent l'eau en quête de nourriture en se glissant sur le sol humide. Ils s'enfouissent dans la vase quand la rivière se dessèche. Ayant leur bouche du côté ventral, les silures doivent nager le ventre en l'air, pour se nourrir du plancton à la surface.

Certaines espèces de silures, en particulier les "poissons électriques" détectent des sons et produisent eux-mêmes des sons stridents. La note très basse et murmurante qu'ils émettent est si forte qu'elle peut être entendue à quelque deux km lorsque le poisson est hors de l'eau. Ce même son est reproduit au cours du culte à l'aide du stridulateur kwaanga. Ces silures sont artistiquement représentés sous la forme des figurines torses.

Toute référence, fortuite ou expresse, au silure peut conduire l'initié à une bouffée délirante, à une transe-possession ou presque. Recourbant les coudes, fermant les poings, de façon convulsive, il se frappe les flancs au moyen des coudes. Je serais même porté à croire que toute cette mimique hystérique met en scène successivement les mouvements et les sons du silure, mais aussi ceux d'une personne jetée à l'eau ou faisant un cauchemar qui l'angoisse. L'initié crie:

Rrr, Rrr

Rrr, Rrr

aa mé, ngwa khasi

pauvre moi, Oncle

aa mé

pauvre moi

aa mé

pauvre moi

aa mé

pauvre moi

aa mé, ngwa khasi

pauvre moi, Oncle

rrr, rrr ...

rrr, rrr ...

Ce cri anxieux témoigne du fait que le patient ou l'initié est possédé par mbwoolu. Le chanteur et le batteur de tambour imitent à leur tour ces gestes de l'initié et les élaborent au rythme des chants et de la danse. En écho au feed-back donné par le groupe, l'initié, toujours dans un état de transe, répond à son tour "aa mé, aa mé" en réplique au refrain du public. Cela se poursuit ainsi jusqu'à ce qu'il s'affaisse ou se calme tandis que le groupe continue à chanter.

Choix identitaires par encorporation de qualités transitionnelles.

Le patient est incité à faire des choix identitaires par le biais d'une encorporation des qualités transitionnelles du rythme, d'une douche d'eau au milieu d'un enveloppement sonore conduisant à la transe, du sacrifice, de la maison du culte et des chants dansés, ainsi que de l'onction, en jeu de miroirs, des figurines et de son propre corps.

Remarquons d'abord le glissement qui s'opère dans les fonctions transitionnelles. Au cours de la thérapie, l'espace intermédiaire est mis en place successivement par le "lay therapy management group", par l'oncle, par le thérapeute et ensuite par l'autel des figurines cultuelles. Ce sont autant d'instances transitionnelles et de sources de créativité au sein desquelles le patient -tout comme chaque participant- peut déposer le non-différencié. A mesure que l'initié affine son contact et en diversifie les registres, allant de l'absorption fusionnelle dans le rythme et dans la musique vers des contacts tactiles, olfactifs, auditifs et puis tissés par une parole de plus en plus élaborée, ainsi que par le regard en miroir, le patient convertit progressivement l'objet primaire, fusionnel, en processus et phénomènes d'identification par encorporation. Le patient convertit un rapport sensoriel, pathique avec l'autre en un rapport plus gnosique et de représentation (Maldiney 1973). Si le rapport sensoriel, dérivant essentiellement du rythme et du toucher ne permet pas une élaboration métaphorique proprement dite, du moins le patient saisit-il la réalité sous l'angle d'objet-image et de significations agies plutôt que représentées. Le métaphorique proprement dit ne survient sans doute qu'avec le langage.

L'autel mbwoolu contient d'habitude quelque huit statuettes ou davantage (sing. yiteki), de vingt à quarante cm de haut, élancées, offrant l'épaisseur d'une branche d'arbre. Elles sont sculptées dans le bois (n-hala) de l'arbuste de savane qui porte des fruits vénéneux, ichtyotoxiques (Crossopteryx febrigua, Rubiaceae). Leurs caractéristiques stylistiques ont été décrites avec beaucoup d'érudition par Bourgeois (1978-79). Certaines figurines sont dites être accompagnées d'une jeune épouse, d'enfants et/ou de soldats coloniaux. Dans le culte, chaque figurine est invoquée séparément et accréditée de noms personnels. La série offre une version partielle de la structure familiale et clanique. Mais avant tout, -c'est là mon hypothèse-, cette série met en scène une cosmogonie de l'émergence de l'être humain à partir du silure. Ce développement figure d'abord comme une exvagination, le bateau étant considéré comme la première des figurines: c'est une cavité ou une matrice remplie de fard rouge -symbole de sang maternel-que l'initié utilisera comme onction. La différenciation interne de la série est mue comme par un mythe acté, figuré (exemplifié), relatif à la morphogenèse graduelle de l'être humain, c'est-à-dire relatif à son développement phylogénétique à partir d'une existence ichtyoïde, d'une corporéité informe, sans membres, à celle munie d'une structure osseuse et dotée de membres; ou encore allant d'une jambe, d'un bras ou d'un seul sein, ou d'un état a-sexué et de difformité, de handicaps ou de carences de développement, vers un état accompli et autonome, marqué par la pleine sexuation féminine ou masculine. (Les attributs du silure sont les plus apparents tant dans les figurines élancées et sans membres, que dans les figurines torses et/ou surmontées d'un museau.)

L'autel reconduit le patient en quelque sorte aux processus primaires, offrant des représentants de la représentation pulsionnelle. De même l'autel offre un roman d'identifications stratifiées, à couches superposées allant d'une imago sans doute maternelle archaïque, en deçà du temps du développement (cf. processus primaire) qu'est le bateau rempli de fard rouge, passant par des figurines peu articulées, mais déjà situées dans un développement, jusqu'à celles aux attributs physiques précis (quant à la forme et à la différence des sexes) jusqu'aux figurines coiffées d'attributs d'autorité, ou mettant en scène des liens familiaux, la chaîne des générations et le roman familial. Nous verrons qu'en manipulant ces figurines, en y appliquant une onction de fard rouge, en leur adressant une parole mythique ou archaïque, l'initié entre dans un jeu d'investissement libidinal et de réminiscences pulsionnelles comme par contagion et imitation (par empathie), donc par encorporation.

a) Premier levier transitionnel: Le bain fusionnel du rythme et des sons, ainsi que la douche installent une fonction transitionnelle. Ils permettent au patient de fusionner avec son entourage et contribuent à l'expérience de la peau et de l'ouïe comme zones à la fois de contact et de séparation servant de base à l'essor du moi. C'est à la lisière entre village et brousse, à la tangente entre jour et nuit que les initiés entrent en réclusion dans le puits initiatique. Les tambours et les chants offrent un bain de sons et de mélodies qui enveloppe le moi et l'emporte dans le rythme, l'enchaînement, les modulations et l'harmonie des tambours et des chants en unisson. Le patient se trouve démêlé, désentravé, débandé, délacé tant de son enlacement (isolement, handicap) que de son dénouement pathologique: dans un état proche de la transe, le patient vibre à l'unisson avec le rythme collectif. Il s'opère ainsi une dédifférenciation entre le monde du moi et le monde de l'autre.

Les nombreux participants créent une ambiance ludique, carnavalesque, transgressive. S'inspirant des rapports de plaisanterie et des fantasmes oniriques, les chants, la danse et la gestuelle évoquent les jeux de séduction et les badinages érotiques aux abords du village, le soir ainsi qu'au cours des fêtes carnavalesques mettant fin à une période de deuil. Ces chants thématisent combien ces jeux et ces rapports de plaisanterie baignent dans l'ambivalence créant à la fois jouissance et déception, détente et malice. Les participants sont plongés dans une ambiance de vibrations, de sons, de rythmes, de mélodies qui sont tous des émanations du corps de l'autre; c'est comme si le tambourineur, juché sur son tambour, faisait un corps unique avec son tambour. Ce bain sonore, sensuel et enveloppant, conduit à une expérience de plénitude et d'enchantement: c'est l'illusion d'un jaillissement ou d'une fusion qui efface la séparation entre le moi et l'environnement.

A la tombée de la nuit, après une heure et demie à deux heures de danses et de chants, ce bain sonore fusionnel est transformé par une douche capable d'articuler de façon thermotactile à la fois séparation et unicité. Cette douche d'eau abondamment déversée sur le corps des initiés accroupis dans le puits stimule leur perception des frontières du corps comme un contour qui à la fois enveloppe et sépare, comme un médium d'échange de sensations et d'émotions des coïnitiés entre eux et avec le groupe. C'est comme si cette douche offrait un premier miroir d'identification. A la fois fusionnellement noyé dans le bain sonore et, par l'effet de la douche, partiellement rejeté à l'intérieur des limites de son propre corps, le patient est saisi par une angoisse d'annihilation, et entre dans une transe convulsive. La transe est un processus qui nie le temps rythmé par le groupe et entend se dérober à l'espace social. Témoins de cette transe, les membres de la famille et la communauté villageoise réunis sur place, amplifient pendant quelque temps les vibrations, le rythme et le ton en signe de présence enveloppante, rassurante et d'entente. Un drap blanc, étalé ensuite au-dessus du patient et du puits, articule une séparation et un point de contact élémentaire. Il est en même temps une membrane vibrante et protectrice et une surface de contact entre le moi et les autres, entre les besoins subjectifs et l'aide pouvant venir des autres. Le drap corrobore la démarcation thermotactile des initiés introduite par la douche au sein du bain sonore.

En imitant la transe-possession et en l'intégrant dans un processus groupal, les participants visent à domestiquer cette manifestation irruptive des esprits mbwoolu. Cette domestication renforce l'intervention du thérapeute qui, en sa fonction avunculaire de donneur de femme, a introduit le patient dans une relation d'alliance ou de mariage avec l'esprit. Par la suite, le sacrifice animal, en substitution au sacrifice du malade possédé, vise à transformer radicalement la relation originellement morbide avec l'esprit. La valence bénéfique de l'esprit est transférée dans l'autel: l'esprit devient tutélaire. En tuant la poule sacrificielle au moyen de ses dents, le thérapeute re-élabore la rencontre entre l'esprit agresseur et sa victime dont il renverse les aspects négatifs en les retournant en un sens positif de guérison. L'origine (fula) de la maladie telle qu'elle a été mise en accusation lors d'un simulacre de tribunal et de lutte, est transférée dans un objet introduit dans la pharmacopée qui assume la fonction de récepteur non humain: ce récepteur est composé d'un amalgame de signifiants de handicaps et de maladies, que le thérapeute a soin de lier à l'aide de ligatures diverses afin d'enlacer le mal qui lie dans son propre enchevrêtrement, c'est-à-dire de contourner autodestructivement contre lui-même, donc d'une façon homéopathique (-kaya).

b) Deuxième levier transitionnel: Pendant le rituel, la musique et la danse évoluent dans une ambiance ludique et transgressive. Le rythme, la danse, la musique ou le bain sonore, qui font entrer le patient en transe, interconnectent dans un tout articulé le corps, les affects idiosyncrasiques, les fantasmes, les sensations et les émotions avec le groupe et l'ordre du monde. Le mouvement de tisser inspire métaphoriquement le déhanchement de la femme tant lors de la danse que lors de l'union conjugale (Devisch 1990: 116-9): la danseuse est au tambourineur, comme l'épouse est à son mari dans l'union conjugale, comme le tissu est à la navette qui entrelace, tout comme le malade en transe est à l'esprit tutélaire. Ces chants et cette danse interconnectent des rythmes d'ordre biologique, pulsionnel, social et cosmique. La maladie est aussi une distorsion du rythme due à une intrusion (de sorciers, par exemple) dans l'individu ou à une irruption des esprits au sein de la vie. Le tremblement des poings fermés et les mouvements violents des coudes contre les hanches au cours de la transe-possession marquent une perte du rythme. En exhibant un rythme interne coupé de tout rythme codé ou social, la possession expose l'élan vital du possédé à la fois à la convoitise des esprits, ainsi qu'aux soins enveloppants du thérapeute et du groupe. La maladie mbwoolu et la possession vident le sujet de son propre rythme, de ce que lui est le plus intime: son sommeil, ses rêves et sa maturation interne.

Les chants d'initiation au rythme de la danse sont bien ceux que la mère et les grand-mères ont si souvent chantés en guise de berceuse. Ils ont rythmé les danses en période de pleine lune auxquelles la mère s'est jointe, portant l'enfant en son sein, et plus tard sur son dos ou sur son bras. En d'autres termes, la musique et les chants initiatiques évoquent les traces d'expériences sensorielles et sensuelles d'enfance enfouies dans l'enveloppe corporelle:

ce sont des expériences sensuelles d'harmonie, de fusion et de variation encodées socioculturellement. Les thèmes des chants et le déhanchement des danseuses y introduisent une érotisation importante. C'est dire que rythme, danse et chants, de façon latente, sensorielle, sensuelle et énergétique, nouent entre eux corps, affect, inconscient collectif et émotion, tout en liant ceux-ci au corps sexué et social et à l'ordre du monde (au corps cosmologique). L'initiation durant ces danses a lieu chaque soir ou presque.

c) Troisième levier transitionnel: Métaphoriquement, la maison de réclusion est une matrice et la réclusion une condition foetale. L'équipement de la maison du rite et les prescriptions pour la réclusion actualisent cette dimension signifiante. De fait, la porte de la maison du rite et la façon d'entrer ont une signification génitale. Un rideau de palme en raphia cache toute l'entrée qui porte le nom de luleembi ou masasa; ce dernier terme signifie aussi la pilosité pubienne. L'utilisation de palmes en raphia n'a rien d'étonnant lorsqu'on sait qu'elles servaient autrefois au tissage des pagnes à l'usage des initiandi. Au début de la nuit, et sur le point d'entrer dans la maison de réclusion, le thérapeute et le patient chantent: "Kongoongu a mwaneetu - Dans cette matrice primordiale, déposons notre enfant". L'initié vit dans un contact relaxe et chaleureux de corps à corps avec les coïnitiés.

La réclusion réactualise la signification cosmogénétique de ngoongu, c'est-à-dire cette émergence cosmique primaire des puissances génératrices dans l'univers se renouvelant sans cesse à leur point de jaillissement: l'espace matriciel ou gestationnel originaire. Cet univers en constante émergence est délimité par la route diurne et nocturne du soleil conçue comme parallèle aux grandes rivières: la nuit, le soleil rejoint sa route souterraine à travers le monde des morts. Ces métaphores cosmiques, qui "signifient et opèrent le changement devant s'opérer" (-saka) entremêlent les processus gestationnels et régénérateurs aux niveaux du corps, du groupe et de l'univers (Devisch 1988).

La fonction de contenant et le dispositif de la maison contribuent à la possibilité pour le patient de déplacer des objets partiels du moi sur différentes figurines ou objets rituels et cela dans un jeu d'interactions et dans un cadre contenant. Les figurines évoquent un rapport avec les temps des origines, de l'évolution et de la réitération, tandis que l'ambiance de relaxation et de repos, ainsi que la position couchée à longueur de journées, évoquent le temps de l'éclosion, le temps euchronique. Au cours de la réclusion, la présence du thérapeute est effacée mais rassurante et contenante. Le thérapeute apporte quotidiennement des bouquets de plantes fraîches à l'initié pour qu'il en prenne des décoctions ou des lavements. Il veille à ce que se poursuive la réclusion, ses activités et ses règles devant offrir au patient un contenant, une zone transitionnelle. Le thérapeute ne semble pas investi d'un rôle de guérisseur ou de quelque rôle messianique devant sauver les initiés d'une souffrance.

d) Quatrième levier transitionnel. L'onction, en jeu de miroirs, du propre corps du patient et des figurines, exerce une fonction transitionnelle. L'onction affirme la frontière ou l'enveloppe corporelle (luutu) comme source de confort et comme miroir. Par l'onction quotidienne de tout son corps le patient stimule le tonus, le sentiment d'être intact et cohésif. Infléchissant l'origine de l'odeur et assouplissant la peau, l'onction stimule la réceptivité tactile, la perméabilité adaptative ou la disponibilité à l'excitation. Elle articule le moi-peau (Anzieu 1974) en pouvoir de régénération, de confort, de confiance, voire de communication avec le monde des esprits de l'eau et avec l'inconscient. La peau (luutu) a une fonction d'intermédiaire, d'entre-deux, de transitionalité (Anzieu 1985: 17)4.

En appliquant d'abord le fard rouge sur quelques figurines, puis sur son propre corps et ensuite sur les figurines restantes, comme dans un jeu de miroirs, le patient se ré-approprie le sens du toucher et le moi-peau lié à une sensation de confort. Cela a lieu dans une ambiance de relaxation. Le fard rouge, qui est symbole du sang utérin et de la fusion avec la mère, et surtout l'onction, mobilisent une sensation de surface et de volume. Le malade fait l'expérience thermotactile à la fois d'une espèce de vie à l'unisson avec les figurines et d'une division par la peau. En d'autres termes, l'onction contribue à l'appropriation actée ou agie du corps articulé, 'membré' et sexué, à la fois comme surface et volume, et cela dans un processus d'effet miroir. A travers cette onction en reflet, les esprits mbwoolu acquièrent un corps tactile et l'initié commence à les 'encorporer', à les incarner et sans doute à désirer que ces objets reproduisent leurs qualités en lui. Par l'onction des figurines et puis de son corps, le patient ne fait qu'embellir et encorporer son image-miroir constituée par un jeu de délégation, de transfert et de reconnaissance. Ici s'entrecoupent et se renforcent les transpositions métaphoriques de phylo- et d'ontogenèse qui mobilisent des mouvements d'identification individuante.

Les imagos que réflètent ou évoquent ces figurines prêtent à l'initié un espace imaginaire, mais différentiel, l'aidant à consolider son identité au contact différenciateur avec ces figures d'identification multiples. La limite relationnelle du moi inchoatif se reflète dans la surface des figurines. Le moi est comme le précipité des images inconscientes renvoyées par ces figurines. Chaque figurine est un programme, un code. Entrer dans la peau de ces figurines, c'est faire peau neuve: "Le massage devient message" (Anzieu 1985: 38). Ainsi advient au patient ce qui arrive aux figurines, à savoir une encorporation des façons d'être dans son corps comme source de confort, de confiance, de réciprocité et de distinction sociale.

Les figurines et les esprits mbwoolu stimulent en outre un flux, un aller-et-retour entre image du corps et fantaisie, ainsi qu'entre des réminiscences de l'enfance, de l'histoire de la famille et du groupe mêlées à toutes sortes d'images conventionnelles, d'une part, et des fantasmes tant individuels qu' inconscients, d'autre part. Ces figurines ont un grand pouvoir transitionnel, une fonction d'intermédiaire, capable d'évoquer toutes sortes de sensations et d'affects de la prime enfance et de l'histoire biographique et familiale et, par association, toutes sortes de convenances sociales. Ces sensations, ces affects, ces fantasmes, ces associations d'images sont activés au niveau de la zone liminale formée par la peau embaumée du propre corps du patient et la surface agie des figurines.

A travers le rituel et à ce stade, le corps est, par effet miroir avec les figurines cultuelles, la voie d'expression et de structuration des affects, des sensations, voire même des émotions et des associations d'images. En portant tant d'attention aux limites du moi corporel, le patient façonne son identité: au regard de la culture Yaka, la structure du moi a une structure d'enveloppe et d'échange, de noeud et d'interface. On pourrait peut-être dire que dans cet échange, les figurines deviennent la couche externe, protectrice et médiatrice (la surface d'excitation), alors que le propre corps du patient est la couche interne, réceptive (la poche ou la surface d'inscription) de l'identité en élaboration. En d'autres termes, ne pouvant pas retourner le corps du possédé-malade, pour en extraire le mal, le handicap, l'esprit persécuteur, la cure effectue un retournement symbolique, une invagination du corps par l'onction en jeu de miroirs des statuettes et de la peau de l'initié. L'extérieur du patient devient intérieur et la forme et les messages des figurines deviennent le contenant du patient, en quelque sorte "the social skin" (Turner 1980), en d'autres mots, leur forme devient in-formation. A cela se superpose l'effet transformateur du sacrifice animal et du sang immolé sur le corps du patient: le patient fait également peau neuve grâce à la dynamique sacrificielle transformant la mort en une régénération, le sang sacrificiel en sang utérin.

De l'encorporation au décodage incorporé.

Les figurines cultuelles modélisent l'écologie du corps et de l'affect, alors que la parole cultuelle et la prière du patient mobilisent un décodage incorporé des messages mythiques-archaïques renvoyés par les figurines. Ces messages revêtent une valeur oraculaire, transformant un destin en une destinée, tout en suscitant une identification spéculaire. Lors de la première transe-possession, la parole n'est qu'un bruit de souffle, un cri guttural peu articulé, une phonation inchoative, une vibration sonore, une manifestation basale de vie pour ainsi dire animale, ichtyoïde. Au début de la réclusion, le thérapeute s'adresse aux figurines, et ainsi le patient apprend petit à petit les paroles cultuelles à adresser à chaque figurine ou esprit mbwoolu: ce sont autant de mythes fragmentaires qui suggèrent que tout se passe comme si on était aux origines.

Au regard d'une perspective psychodynamique, il apparaît que l'initié entre progressivement en échange avec un interlocuteur, sans doute fantasmé, mais pourtant non moins réel ou tangible, à savoir les esprits de l'eau. Ceux-ci tiennent probablement lieu de l'inconscient pour le sujet qui parle. Par l'effet de la prière, ces esprits transforment les besoins de l'initié, ses troubles ou ses handicaps, en demandes adressées à l'initié. On pourrait sans doute y voir une expérience du miroir qui introduit le moi sur la chaîne intentionnelle. Les figurines et le langage cultuel établissent une potentialité capable de métaphoriser des traces archaïques et impensables. Parallèlement le patient s'éclot dans une nouvelle identité, à savoir dans celle de l'initié évoquée dans le discours cultuel.

Elargissons la perspective psychologique par trop restreinte et suivons l'itinéraire initiatique dans les termes du culte. De très codifiée au début, la prière de l'initié peut prendre certaines allures improvisées et personnelles au terme de l'initiation. Cette prière est essentiellement une voie d'identification comme processus du moi, permettant à l'initié d'assumer sa biographie et ses multiples rôles sociaux au sein d'un drame qui est en partie extrahumain, paranormal, en-dehors du normal, sacré. Par là, sa biographie s'inscrit dans une pantomime réglée en partie sur une 'Autre scène' dont il n'est pas l'auteur tout en en devenant le protagoniste. Par le biais de l'onction et de la prière, les figurines cultuelles acquièrent une valeur oraculaire et d'autorité, par exemple, relativement à la guérison du patient ou à sa biographie: pour guérir, il lui faut obéir à certaines règles; deviendra-t-il parent, notable ou bien chef lui-même? A travers la prière cultuelle, les figurines racontent le récit des origines, le récit du développement d'un ordre cosmique, phylogénétique, ontogénétique, subjectif et affectif, et surtout le récit de leur avènement en marge de l'ordre public, social, conventionnel.

Il y a plus: Le culte ne mobilise pas uniquement une identification par voie de réédition, mais bien aussi une expulsion, litt. un 'dénouement' (-ziingulula, -biindulula). A travers ce culte, le mal est transféré dans l'animal sacrificiel, dans les figurines et dans la pharmacopée qui assument la fonction à la fois de récepteur de la maladie et de "bon objet". Mbwoolu qui enlace (-ziinga, -biinda) le malade est aussi à même de le désenlacer, de le dénouer; d'esprits persécuteurs, les esprits mbwoolu deviennent des génies protecteurs, réceptacles bienveillants des identifications. Les figurines et la pharmacopée contiennent le souvenir de la relation transférentielle entretenue avec le thérapeute ("si je ne m'applique pas au culte, il m'arrivera malheur"), et en socialise ou atténue à la fois l'attente et l'illusion. Le culte invite le sujet à maintenir un cadre interrogatif ouvert ("est-ce un jeu?) et à postuler une vérité ou un savoir supérieur qui n'est accessible que par les actes de l'initiation en dehors desquels cette vérité demeure indéfinissable et dont le garant est précisément l'accomplissement du rite lui-même.

L'initiation thérapeutique mbwoolu est à l'antipode des célébrations de l'ordre social. Ainsi la danse théâtralisée des masques au terme de chaque champ initiatique de circoncision, au centre du village et en plein jour en présence des notables et de la communauté villageoise, exhibe une espèce de récit des origines de la société et des attributs prestigieux de l'ordre social et politique. Mbwoolu en est en quelque sorte l'antipode: dans l'intimité de la nuit, du puits et de la maison initiatiques mbwoolu, à la transition entre village et forêt, mort et renaissance, formes de vie préhumaines et développement humain, les figurines mbwoolu mettent en scène un cheminement d'identifications multiples, à savoir le processus évolutif et négociable d'encorporation de formes identitaires. Il s'agit du développement de formes embryonnaires, pré-humaines, et puis de l'émergence de la sexuation et de la hiérarchie, conduisant aux identités très prisées de parent, notable ou chef. Sur cette multiplicité de formes se greffent des fantasmes collectifs de base, évoqués en langue ésotérique et se dérobant donc au langage commun, ainsi que des images oniriques et des fragments de mythes ésotériques.

Le patient devient un initié mbwoolu autant par empathie avec les figurines mbwoolu et leurs virtualités, que par "identification imaginaire" -au sens lacanien- "en ce sens que le sujet s'identifie dans son sentiment de Soi à l'image de l'autre et que l'image de l'autre vient à captiver en lui ce sentiment" (Lacan 1966: 181). Dans son interaction à la fois très tactile et corporelle, ainsi que verbale et visuelle, avec ces figurines cultuelles, le patient explore une multiplicité de figures humaines et de modes d'identification spéculaire. Dans ce culte, s'entremêlent sensations, fantasmes, affects, émotions, associations d'idées, représentations de réseaux et d'interactions familiaux, autant que l'habitus et les identifications comme processus formateur du moi. En effet, à travers les injonctions et l'onction, par identification spéculaire ou en se transportant métaphoriquement dans les figurines, le patient est amené à explorer et à encorporer les modalités affectives des sens en modalités de l'habitus (Bourdieu 1980) telles qu'elles se trouvent condensées dans ces figurations sculpturales. Ainsi l'initié est amené à encorporer des dimensions essentielles de la culture Yaka. Il s'agit en somme d'une espèce de métamorphose, d'une transe-possession encorporée, d'une transfiguration, d'une incarnation de formes et d'itinéraires, voire d'une transcorporéité (terme que j'emprunte à Julia Kristéva, 1987: 63). Suscitant et modélisant des affects culturellement déterminés, les formes des figurines et l'onction dans un jeu de miroir, devancent et informent ou orientent par voie sensorielle et sensuelle et par représentations inconscientes ou imagos, -à travers l'habitus-, les représentations et les conduites à adopter en société. Celles-ci sont donc "orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre" (Bourdieu 1980: 89).

Le coeur comme foyer de la personne en devenir.

Le coeur (mbuundu) métabolise la logique de l'encorporation et des noeuds en savoir, en itinéraire et en éthique. Dans la perspective Yaka, le coeur incorpore sur le mode d'un décodage, les multiples affects et les messages déjà décodés par l'ouïe. De plus, le coeur décode et incorpore les représentations inconscientes, c'est-à-dire le précipité des messages émanant des autres et des rêves, ainsi que les traces laissées par les esprits et les sorciers intrusifs ou agresseurs. Le coeur tend à émanciper tout cela en cordialité, au sens de sociabilité et de concorde, c'est-à-dire en conscience, communication, conseil, consentement, confiance, compassion, considération. Selon la culture Yaka, c'est le regard perçant et clairvoyant de l'aîné et du sorcier qui transforme cette sociabilité du noeud en contraintes, voire en un pouvoir et une emprise même physique sur les autres.

Qu'est-ce que le coeur (mbuundu) pour les Yaka? Le coeur est le foyer de la personne, analogue au foyer familial, c'est-à-dire à l'entente et à la concorde (mbuundu mosi, litt. "un seul coeur", yibuundwa: "concorde et cordialité") entre parents et enfants. Le coeur est donc un entre-deux, un creuset et a une structure d'enveloppe où les uns sont des supports nécessaires aux émotions internes des autres et réciproquement.

Revenons au culte mbwoolu. Au terme de l'onction des figurines cultuelles et du propre corps du patient, l'initié se met à mâcher une noix de cola et en crache sur les différentes figurines au niveau de la poitrine, plus précisément du coeur. (Le coeur n'y figure pas comme une cavité mais apparaît plutôt comme une face-écran.) L'initié répète ce rituel à chaque moment où il se sent en détresse ou quand il cherche à structurer l'émoi que provoquent les chants initiatiques aux environs de sa maison, le soir. Dans un langage ésotérique, il décline l'identité de chaque figurine et, en les stimulant à nouveau par des crachats de cola, il leur adresse des injonctions. A travers ce transfert de tonifiants et d'injonctions entremêlés sur le coeur des figurines, l'initié se raffermit le coeur comme foyer d'écoute et d'intériorisation, siège de savoir et de choix mobilisateurs d'actions.

Les Yaka disent que la noix de cola a la forme du coeur et qu'elle donne force et endurance au coeur: elle est le privilège des anciens. Elle est censée vivifier le coeur, surtout son acuité d'écoute, de discernement et sa capacité de paroles fécondes. Alors que l'olfaction et le vin de palme font affleurer l'appétence sexuelle (fula) et ensemble stimulent la sexualité conjugale et engendrent le foyer familial, à leur tour l'acuité d'une écoute intériorisante, l'émoi et la pondération des messages dans le coeur trouvent leur achèvement idéal dans la parole-qui-tisse (fula). Le coeur -et la noix de cola- engendre et tisse une parole génératrice de vie et de lien, ou plus précisément une parole qui est pulsion et idée féconde (si bien rendue en néerlandais ou en allemand par le vocable "geest-drift", "Geist-trieb"), engendrant enthousiasme, consensus, choix, engagement. C'est au niveau du coeur que s'engendre la position de première personne, du je qui parle.

Le coeur n'est pas tellement considéré comme l'organe du sang, de la passion, de l'attraction ou de la répulsion qui, elles, sont des affects relevant beaucoup plus des registres de l'olfaction et de la sexualité ludique et génératrice. Le sujet émerge en transformant le coeur en un écran intermédiaire entre l'écoute et la parole, entre le pulsionnel et l'éthique. Le coeur est le foyer du regard interne, gnosique ou représentatif (Maldiney 1973) de la personne (muutu) qui assure l'unité à ses multiples participations, à ses multiples implications pathiques au niveau du corps orificiel et sensoriel (luutu). Comme organe qui reçoit les messages décodés par l'ouïe, les emmagasine et y réfléchit, c'est-à-dire se les visualise en projetant leur contenu sur des scènes soit du passé soit du monde présent, le coeur est un écran autant qu'une source et une forme de savoir, de vertus, de discrétion, de jugement moral, de choix, de conscience, de communication, de loyauté et de fierté ou de remords.

Interprétant cette perspective Yaka en termes psychodynamiques, le coeur transformerait, intégrerait et unifierait l'encorporation en décodage incorporé de principes d'action et de communication particularisées qui inspirent des initiatives de sociabilité. Au contact avec la pulsionalité, le coeur 'ré-fléchit' et revitalise la sagesse ancestrale et la parole des autres. C'est bien ainsi que les choses se passent lorsque, au cours de la thérapie transitionnelle mbwoolu, le patient actualisant le mythe, mâche la noix de cola et en crache sur le coeur des figurines mbwoolu, représentants pulsionnels et re-présentification ou actualisation des origines et de l'histoire de l'inclusion mutuelle du 'moi-tu-et-nous-autres' en cheminement et en transformation.

NOTES

1. C'est au Kwaango du nord que, de janvier 1972 à octobre 1974, j'ai été hôte de la population du groupement taanda, à quelque 450 km au sud-est de Kinshasa. Tout en y participant à la vie quotidienne, j'ai eu des contacts fréquents et intenses avec cinq devins et quelque dix-huit thérapeutes et y ai pu observer trois initiations thérapeutiques mbwoolu. Mes séjours annuels de recherche, chaque fois de quelque six semaines, depuis 1986 en milieu Yaka à Kinshasa et depuis 1991 au Kwaango du nord me permettent de dire que les grands cultes thérapeutiques restent populaires en ville, bien que la dimension cosmologique y soit quelque peu amputée. Mes observations des différentes traditions thérapeutiques corroborent celles que le Père De Beir (1975) a enregistrées dans la même région en 1937-40. Pour les différentes recherches, j'ai pu énéficier de fonds du "Belgisch Nationaal fonds voor wetenschappelijk onderzoek".

2. Par le terme 'incorporer' -que je n'emploie pas dans son acception psychanalytique-, je vise à rendre une perspective Yaka situant la formation et la constitution de l'identité de l'individu au niveau du corps sensoriel et relationnel, c'est-à-dire dans la zone d'échanges et de liens entre moi et l'autre, plutôt que dans un noyau, un for intérieur. C'est dire que j'éviterai aussi les termes d'internalisation et d'introjection, d'abord par respect pour le génie Yaka. Puis ces notions relèvent du champ interpersonnel, alors que la cure mbwoolu opère principalement dans un champ liturgique de gestes, de paroles ésotériques et de figurines cultuelles aux aspects bienveillants et aux noms ésotériques, servant de support aux fantasmes et aux émotions internes.

3. Remarquez le double suffixe des formes causative -as et réciproque -an.

4. Pour ce qui est de l'essor du moi-peau en milieu Yaka, mentionnons que la communication mère-nourrisson porté sur le dos est avant tout tactile, la mère devinant tactilement les besoins de l'enfant.

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René Devisch est Professeur d'anthropologie sociale aux Universités catholiques de Leuven et de Louvain. Il est membre de l'Ecole Belge de Psychanalyse.

La présente étude fut présentée pour la première fois au Troisième Colloque International du Centre d'Etudes Pathoanalytiques, "D'une personne à l'autre", Bruxelles 1-4 novembre 199O.

© 1996-2001 Leo Berlips, JP Berlips & Jens Berlips, Slavick Shibayev